Feuilleton : Le mystère du lapin blanc (épisode 1)

lapinblancPar Frédéric Candian, auteur de plusieurs romans, dont Justice (Bénévent, 2005) et La communauté de Thésée (Edilivre, 2009). Son site web : www.fredcandian.fr

« Au bout d’un moment, elle entendit un petit bruit de pas au loin ; elle s’empressa de s’essuyer les yeux pour voir qui approchait. Le Lapin Blanc était revenu, magnifiquement vêtu, une paire de gants en peau de chevreau dans une main et un grand éventail dans l’autre. »

Lewis Carroll : Alice au pays des merveilles

La lourde porte de son immeuble de la rue Nicolas Taunay se referme sur lui pour la dernière fois. Adieu la vue imprenable sur le square Jean Moulin, adieu le ronronnement incessant du périphérique parisien, au-delà du cimetière de Montrouge et de la Porte de Châtillon.

Christian a franchi avec brio l’épreuve de l’état des lieux de son T1 bis, dont le loyer devenait inabordable pour lui, même avec l’aide de l’allocation logement. Le plus étrange, c’est qu’il l’aimait bien, son appart. Il l’aimait, mais il le quitte, et pas seulement pour des raisons financières.

Il le quitte pour des raisons… Pour quelles raisons au juste ? Cela fait des mois, voire des années, qu’il cherche les raisons. Ce n’est pas son logement qu’il entend quitter, et ce n’est que maintenant, alors qu’il a rendu les clés et qu’il bat peut-être pour la dernière fois le pavé du quatorzième arrondissement, qu’il comprend que c’est Paris tout entière qui l’insupporte.

Jusqu’alors, Christian ne s’estimait ni plus ni moins heureux que le Parisien moyen, celui qui vit de son travail, qui s’offre une sortie au théâtre ou à un concert lorsqu’il en a les moyens, c’est-à-dire peu souvent. Ni beau, ni Quasimodo. Ni bobo, ni clodo. Au fond, il est le genre de Parisien qui peut vivre là comme il pourrait vivre n’importe où ailleurs. Certains habitent Paris, d’autres sont habités par elle, et cela a peut-être été son cas à lui, mais plus aujourd’hui. Si Christian souhaite quitter Paris, c’est que Paris avait dû le quitter bien avant qu’il en fasse l’amer constat :

« A Paname, on vieillit dix fois plus vite qu’ailleurs », avait-il lancé à la cantonade, l’autre soir, chez son copain Thierry, au cours d’une soirée jeux vidéo pleine de promesses, mais qui avait inexplicablement tourné à la soirée déprime :

– Tu veux partir ? Mais pour aller où ? avait demandé Thierry.

– Tu vas trouver ça con, mais j’aimerais bien voir les Pyrénées.

– Et tu vas tout plaquer pour ça ? T’es nul, fais-toi une cagnotte pour les vacances, et tu pars skier deux semaines.

– Non, tu ne comprends pas, c’est par rapport à mes parents. Ils sont de là-bas, tu sais, des Hautes-Pyrénées.

En effet, partis de leur Bigorre natale, les parents de Christian, jeunes rebelles plein d’idéal, étaient montés à la capitale dans l’euphorie post soixante-huitarde de leurs vingt ans, avant de bourlinguer et de se fixer finalement à Montrouge pour y ouvrir un commerce qui s’était avéré prospère les premières années. Promettant à leurs enfants de leur faire découvrir un jour les montagnes et l’accent rustique de leur enfance, ils avaient sué sang et eau, « la tête dans le guidon », sans voir les années passer, sans voir venir non plus la concurrence de la grande distribution, puis d’Internet. La crise de 2008 avait fait le reste :

– Aujourd’hui, mes parents sont coincés à Montrouge. Ils ont largement atteint l’âge de la retraite mais ne peuvent pas la prendre. Ils ont tout juste les moyens de maintenir leur boutique à flot, ils ont dû renoncer à leur rêve d’une résidence secondaire en Bigorre. Et ils ne disent rien mais je sais qu’ils regrettent. Ils ne comprennent pas là où ils ont foiré. Je veux partir m’installer dans le Sud-Ouest. Et même si je ne le fais pas pour eux, je le fais pour moi. J’étouffe, ici.

– Et qu’est-ce que tu vas faire dans le Sud-Ouest ? C’est sûr, on rigole pas tous les jours, ici, mais que ça te plaise ou non, les opportunités sont à Paname, mon vieux.

– Tu parles, bientôt, il ne restera plus que l’opportunité de se faire descendre…

Voilà, Christian en avait trop dit :

– Sans déconner, cette affaire Charlie Hebdo, ça m’a retourné…

Thierry avait saisi le pack de bière docilement assoupi au bas de son fauteuil, avant d’en extraire deux canettes métalliques :

– Réflexe !

Christian avait intercepté in extremis le lourd cylindre en fer blanc qui avait fendu l’air dans sa direction. Dans un silence relatif, à peine troublé par la radio en sourdine, les deux compères avaient arraché de concert l’anneau d’ouverture de leur canette et entrepris de siroter leur breuvage. C’est Thierry qui avait alors repris la conversation là où Christian l’avait laissée :

– Et alors ? Charlie Hebdo, ça a retourné tout le monde. Tout Paris ne va pas déménager pour autant. Et puis tu es bien placé pour savoir que tout n’est pas net dans cette histoire. Tu ne vas quand même pas te mettre à croire à la menace terroriste, toi aussi ? En tant que webmaster d’un site conspirationniste, ça la fout mal.

– Mais justement, c’est là le problème. Ecoute, dès que les premières vidéos ont circulé sur le net, on a lu tout et n’importe quoi. La vidéo du flic tué était soi-disant truquée. Quand cette accusation est tombée à l’eau, on s’est demandé pourquoi les journalistes sur les toits portaient des gilets pare-balles, puis on a essayé de nous faire croire que Coulibaly était menotté quand il s’est fait flinguer par le RAID. Et ainsi de suite. A chaque fois, ces thèses absurdes sont tombées à l’eau. Mais tu as toujours des petits malins qui vont passer ces vidéos en boucle pour dénicher le détail qu’ils vont monter en épingle. Je ne me reconnais plus là-dedans. Si c’est ça, le conspirationnisme, alors ce n’est plus pour moi. Je me suis toujours passionné pour les mystères par amour de la vérité, pas pour tricoter des théories à la noix.

– OK, il y a tout et n’importe quoi sur le web, on le sait. Mais dis-moi… qu’est-ce que tu fais de la voiture des frères Kouachi ? Qu’est-ce que tu fais des lapins blancs ?

– C’est précisément ça qui me turlupine, les lapins blancs.

Nouveau silence. Tout conspirationniste sérieux sait que l’apparition du symbole du lapin blanc, même s’il en ignore l’interprétation exacte, indique toujours une manifestation de l’invisible, et en particulier lors d’événements tragiques et spectaculaires, comme l’avaient été les attentats de Paris en janvier 2015.

Le diable se cache dans les détails. Et le jour du massacre dans les locaux de Charlie Hebdo, le diable avait pris la forme de deux innocents pare-soleil frappés du logo de la marque Playboy, une tête de lapin blanc, les pare-soleil qui ornaient les vitres du véhicule utilisé ce jour-là par les frères Kouachi.

voiture_kouachi

Christian, sans un mot, avait vidé sa cannette de bière, puis s’était levé :

– C’est pour ça que je m’en vais. Je pars à la recherche du lapin blanc.

à suivre…

3 comments

  • Ben … Moi je l’aime bien ce petit lapin blanc.

  • MERCI, Fred, de nous présenter cette réalité « politiquement déjà condamnée » dans un style limpide… style que j’ai déjà pu apprécier! J’espère que « Le mystère du lapin blanc » paraîtra bientôt sous forme de livre car j’aimerais le faire lire comme « La face voilée du rap » de Mark Breddan, « Des raisins trop verts » d’Anne Lauwaert, « Blasphémateur! » de Waleed Al-Husseini. Livres utiles, instructifs sans parti-pris initial, agréablement écrits… à lire!

  • Merci Rachel, Merci Mia.
    je ne sais pas encore ce qu’il adviendra de cette saga. Je ne sais rien de sa durée, de son évolution, ou des sentiers sinueux qu’elle nous fera emprunter. Peut-être le lapin blanc le sait-il, lui.

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