Feuilleton : Le mystère du lapin blanc (épisode 2)

lapinblancPar Frédéric Candian, auteur de plusieurs romans, dont Justice (Bénévent, 2005) et La communauté de Thésée (Edilivre, 2009). Son site web : www.fredcandian.fr

Christian roule désormais plein sud, sur les traces du lapin blanc. Il a à peine pris le temps de passer saluer ses parents et son frère, auprès desquels il avait déjà évoqué son projet. Mais ce matin, c’était concret. Chez son frère, il a cru discerner une pointe de regret. Regret de ne pas avoir été invité à se lancer lui aussi dans l’aventure ? Regret de ne pas avoir été le premier à prendre une telle initiative ? Chez son père, il a senti du soulagement et de la fierté, le sentiment que tout, enfin, allait être accompli, et que la nouvelle génération allait achever ce que la précédente n’avait pas su terminer. Chez sa mère, ce même sentiment de fierté dissimulait mal une certaine inquiétude. Mais aucun des trois n’avait émis de réserve, encore moins de protestation à l’encontre du projet de Christian. Advienne que pourra.

Le jeune homme a beau ne pas savoir ce qui l’attend, il ne s’est pas mis en route sans avoir honoré ses obligations et s’être fixé quelques règles. Il n’a plus d’appartement et ne sait pas où il passera ses prochaines nuits, il est donc SDF. Il songe à dormir à l’hôtel une nuit sur deux les premiers temps. Si cette situation précaire perdure, il envisage de vendre sa petite citadine et d’investir dans un van d’occasion qu’il lui sera possible d’emménager en dortoir. Il ne manque cependant pas d’argent. Il a vendu une bonne part de ses meubles et biens personnels, le reste est stocké à Montrouge, dans son ancienne chambre d’ado. Christian n’emporte que le strict nécessaire : son ordinateur portable, juste ce qu’il faut de nourriture, de vêtements, de livres et tutti quanti. Il a aussi acheté du matériel de camping. Bénéficiant d’indemnités de chômage, il sait qu’il lui faudra rendre des comptes à Pôle Emploi. Il a donc convenu avec son conseiller que son entretien mensuel se déroulerait désormais par téléphone. Il a également promis à ses deux amis Thierry et Daniel qu’il ne laisserait pas tomber son travail concernant le site web, ce dernier lui assurant de faibles mais réguliers revenus. Christian se contraindra donc à effectuer des haltes dans des endroits publics disposant de connexions Wi-Fi pour poursuivre ses activités informatiques en vue du développement du site.

Il a pris la D 906 sans trop savoir où cela le mènera. C’est là un autre de ses choix fondamentaux. Il était pressé de partir, il n’est pas pressé d’arriver. Il ne supporte pas les GPS et s’est juste procuré chez ses parents un vieil atlas routier, qui fera amplement l’affaire. Il ne prendra que des petites routes, prendra le temps de flâner si cela lui chante, de traverser des villages, de jouer les touristes en somme, même si ce n’est qu’un leurre. Car sa mission, son objectif, s’il ne les a pas encore clairement identifiés, sont aussi ancrés dans son cerveau que des balles de Kalashnikov dans la peau d’un caricaturiste, d’un flic ou d’un juif. Sa mission, c’est l’exil, son objectif la solitude.

capture_decran_2015-02-26_a_09.43.10Et ce jour-là, l’exil et la solitude le mènent jusqu’à un centre commercial des environs de Chartres, peu avant midi, une excellente occasion de se restaurer et de se dégourdir les jambes. Or, il n’a pas parcouru dix mètres à l’intérieur de la galerie marchande que son regard est brutalement happé par un panneau publicitaire sur la devanture d’un kiosque à journaux. La couverture du dernier numéro de l’hebdomadaire Marianne, ainsi mise en avant, le laisse pantois. Gros titre jaune flashy sur l’inquiétante silhouette d’un agent de l’ombre : Les fous du complot. Si ce n’est pas un signe, que le lapin blanc lui dise ce que c’est. Christian ne fait ni une ni deux, et repart avec son exemplaire de Marianne sous le bras. Moins de dix minutes plus tard, le voilà attablé à la cafétéria devant un savoureux bœuf bourguignon.

Dans le même temps, il se plonge donc dans le dossier de dix pages consacré par Marianne au phénomène du complotisme. Quatorze pages, si on y ajoute le chapitre suivant, consacré à Dieudonné, mais qui ne se rattache au complotisme que de très loin. Très vite, Christian réalise que comme toujours, il ne faut pas attendre grand-chose de la presse aux ordres. Cette dernière, toutefois, ne peut plus, comme auparavant, faire comme si le complotisme était un phénomène marginal. La théorie du complot fait désormais partie intégrante des conséquences d’un événement et le citoyen lambda qui se met à douter de la version officielle des faits ne peut plus être mis à l’écart. Nous atteignons un point d’équilibre, se dit alors Christian. En effet, si les complotistes n’ont pas de preuve que la conspiration existe, les journalistes n’ont pas de preuve qu’elle n’existe pas. D’où cette tendance médiatique à n’axer son argumentation que sur ce qui est palpable et démontrable, et à occulter tout le reste. Par tout le reste, il faut notamment retenir la quantité abyssale de symboles occultes à la télévision, au cinéma et plus globalement, dans toute l’industrie du divertissement. Si la pléthore de vidéos disponibles sur Internet concernant ce phénomène ne fait pas toujours preuve d’une grande objectivité, force est de constater l’omniprésence de symboles tels que la pyramide, l’œil qui voit tout et de biens d’autres messages plus ou moins subliminaux.

Est-il à tous les coups possible d’arguer d’un délire interprétatif ?  Les industriels truffent-ils leurs produits et leurs campagnes publicitaires de ces symboles afin d’exciter la sphère complotiste, qui s’en empare et les diffuse encore plus ? C’est une option que Christian ne rejette pas. Mais ne pas pousser la réflexion plus loin serait ne faire que la moitié du chemin. Les symboles sont objectivement présents, mais sont-ils nécessairement l’indice d’une volonté maléfique ? Sont-ils la simple évocation de la tradition maçonnique américaine ? Dans ce cas, pourquoi apparaissent-ils aussi un peu partout en Europe et dans le monde ? Sont-ils supposés provoquer une ouverture de conscience chez quelques clairvoyants, d’autant plus paradoxale qu’elle serait amenée par le biais de la consommation ? Sont-ils au contraire censés anesthésier et hypnotiser les foules dociles ? Sont-ils les deux ? Un somnifère pour beaucoup, une vitamine pour quelques-uns ? Sont-ils un danger ? Sont-ils un jeu ? Sont-ils la preuve que les complotistes ont raison ?

Pour la rédaction de Marianne, ils ne sont certainement la preuve de rien puisqu’ils n’existent pas.

Pour Christian, ils sont en tout cas la preuve qu’il est sur le bon chemin, le chemin du lapin blanc.

A suivre…

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