Germaine Poireau, artiste : un texte d’Anne MG Lauwaert

Anne_MG_LauwaertPar Anne MG Lauwaert, auteure de plusieurs récits en italien : I giorni della vita lenta, (CDA Turin, 1994), La via del drago (CDA Vivalda Turin, 1995), Allarme in Valle Onsernone (Chez l’auteur, 1995) et en français, dont Les Oiseaux noirs de Calcutta (Tatamis, 2012), Le Grimpeur maudit (Tatamis, 2012) et Des raisins trop verts (Mon petit éditeur, 2014). Egalement illustratrice, elle a créé les personnages Lillo & Sofie. Anne MG Lauwaert publie de nombreux articles d’actualité sur des sites tels que Les observateurs.

Eh bien oui, ceci est l’histoire de Germaine Poireau. Inutile de dire que c’est une histoire triste car dès le début, quand vous vous appelez Germaine votre sort est mal parti. C’est comme s’appeler Fernande d’ailleurs. « Quand je pense à Fernande je bande, je bande… » Germaine c’est tout comme. Poireau c’est pas un cadeau non plus. Dès l’école primaire ça n’arrête pas. « Poireau est tombée dans les pommes » « Poireau mêlez-vous de vos oignons » « Poireau a pris un bouillon »,  Quelle soupe !  « Poireau arrête tes salades » Même les garçons résistent difficilement aux « il conte fleurette au Poireau… »

Plus tard au lycée ce ne fut pas d’un meilleur niveau. C’était l’époque des « T’as vu Monte-Carlo ? Non j’ai vu monter personne » Maintenant on dirait « T’as vu Monte-Christo ? Non j’ai vu emballer personne ». Il y avait aussi les « Gaston y a l’téléfon qui son » auquel s’ajoutèrent les « d’accord Hector » « relax Max » et autres « à la tienne Etienne » Le pire arriva quand le fils de l’agent de police de proximité découvrit Hercule Poirot dans les polars que lisait son père. Un jour sur la cour de récréation il hurla à pleins poumons « Hé Poireau, Hercule t’encule ! » Ce fut la consternation et puis cela devint le bestseller de l’année, pensez donc avec tous ces petits mâles pubères… D’ailleurs on s’en souvient encore, même si on en a oublié l’origine. Evidemment, chez les Dames de Marie on ne serait pas descendu si bas… mais bon, il avait fallu faire avec.  Enfin Germaine avait grandi sous une pluie constante de lazzi et s’était construit une carapace sous laquelle elle avait, par réaction, cultivé un esprit raffiné et des sentiments exquis. Germaine s’était mise à peindre et à écrire, plaisirs solitaires. Quand elle eut peaufiné ses premiers écrits au point d’employer les subjonctifs tellement judicieusement qu’ils en paraissaient naturels, elle les envoya à un éditeur. Comme elle ne reçut pas de réponse elle finit, après avoir de nombreuses fois écrit et téléphoné, par aller sur place demander ce qui se passait avec son œuvre. Evidemment avant de rencontrer le responsable, ce fut le parcours du combattant. Le pire c’est qu’il n’y avait pas de responsable.

-« Les manuscrits ? Ah, oui, et bien non… Mais vous savez Madame nous avons un comité de lecture… Votre manuscrit ? Je n’en sais rien. Il sera sans doute dehors, chez un de nos lecteurs… »

Heureusement qu’elle croisa la femme de ménage dans l’ascenseur qui lui dit :

-« Eh bien ma p’tite dame en voilà une mine… ça va pas ? »

Germaine lui expliqua le silence autour de son manuscrit…

-«  Olala, les manuscrits… forcément, il en arrive une cinquantaine chaque jour… Vous êtes recommandée par quelqu’un ? Moi, je les entends qui discutent entre eux… Vous êtes poussée par quelqu’un de connu ? Un parti politique ? Une secte ? Vous n’avez pas d’argent pour publier à compte d’auteur ? »

-«  Non – dit Germaine – je ne connais personne… j’écris … »

-«  Alors ma p’tite dame… votre manuscrit il va tout de suite au recyclage du papier… je m’excuse… mais il vaut mieux ne pas se faire d’illusions… »

-« Ils m’ont dit qu’il était chez un lecteur… »

-«  Mais avec 50 manuscrits par jour, vous croyez vraiment qu’ils réussissent à payer assez de lecteurs pour lire tout ça ? »

Germaine réfléchit à la question… ça fait rien, elle allait passer par le biais de sa peinture et donc, d’abord elle fit d’excellentes photos de ses peintures et puis  le tour des galeries d’art.

-«  Quelles académies avez-vous faites madame ? »

-«  Aucune, moi je peins depuis que je suis née, je n’ai pas appris, je peins par nature. »

-«  Nous ne prenons pas d’autodidactes. »

Le suivant :

-«  Quelles expositions avez-vous déjà faites ? Vous êtes  cataloguée ? Vous êtes monographiée ? Vous avez un press-book ? »

-« Non c’est ma première exposition. »

-«  Nous ne prenons que des artistes déjà cotés. »

-«  Mais il faut bien commencer par une première exposition. »

-«  Ce n’est pas notre politique… revenez plus tard… »

Puis on lui dit qu’on ne s’intéressait qu’aux natures mortes, d’autres n’exposaient que de l’art concret, d’autres de l’art abstrait, d’autres du non figuratif etc., etc… Jusqu’à ce que la secrétaire d’un galeriste qui était absent parce qu’il assistait au cocktail d’un concurrent,  lui dit en confidence :

-«  Mais vous n’avez vraiment pas quelqu’un qui puisse vous recommander ? Vous n’êtes pas lesbienne ? Sans papiers ? Repris de justice ? Vous n’avez assassiné personne ? Vous n’êtes pas dans un parti de gauche ? Vous n’avez pas une maladie affreuse qui va vous terrasser bientôt ? Vous n’avez pas un parent manager ?… »

-« Mais non – dit Germaine – je peins des choses qui me plaisent, je voudrais les faire voir … c’est tout…»

-«  Il y a un tas de gens qui font de belles choses… ce qui compte c’est le scoop, l’événement qu’on peut en tirer dans le business… Regardez ceux qui marchent… c’est des horreurs… c’est des inepties… mais ça se vend… «

-«  Les gens achètent des inepties ? »

-« Mais non… vous n’avez rien compris. Le marché des œuvres d’art, enfin si on peut appeler ça des « œuvres d’art » a son marketing. On détermine le créneau et puis on demande a quelqu’un de produire selon les critères qui vont marcher et puis on les fait marcher avec une bonne campagne de presse pour dire que l’art c’est ça : revues, journaux, radio, télé…  et donc ça se vend. »

-«  Et les peintres, les vrais ? »

-«  Ceux-là, on ne les voit jamais, ils travaillent dans leur atelier et quand ils sont morts de faim … cinquante ans plus tard on découvre qu’ils ont été de grands artistes et alors leurs toiles valent des millions… »

-«  Mais moi je ne veux pas faire des millions, je veux seulement montrer ce que je fais… »

-«  Si ça ne rapporte pas… C’est bien pour ça que ça s’appelle le Show-biz … c’est du business… Tenez le monde de la chanson… vous avez déjà écouté les paroles des chansons qui font des tubes ? Plus elles sont débiles plus ça marche. Vous savez pourquoi ? Simple : c’est construit sur mesure. Avec l’ordinateur on met ensemble trois accords compatibles, là-dessus on construit une mélodie, là-dessus on met des paroles avec un dictionnaire de rimes et souvent ça ne rime même pas et puis on le fait chanter par quelqu’un qui a une belle gueule ou un beau cul ou des gros nénés ou qui se fait sauter par le producteur … Mais non il ne faut pas avoir de voix… Avec l’ordinateur on vous fait votre voix et pendant les concerts il y a les amplificateurs et si ça va toujours pas il y a le play back… Et si ça marche toujours pas on jette, il y a des milliers de remplaçants qui attendent leur moment de gloire… Et puis tout ça c’est poussé par la promotion : la télé, la radio, les magazines, les T-shirts… c’est du business, vous comprenez ça ? Du pognon…  Les livres c’est pareil : de vrais écrivains vous en connaissez beaucoup ? Il sort une flopée de livres de consommation : des romans de gare dont il ne restera rien mais qui sont fabriqués exprès. Vous ne pensez tout de même pas qu’une seule personne soit capable d’écrire 500 bonnes pages chaque année, non, c’est des bureaux d’écriture, des nègres … de la littérature valium que vous lisez pour vous endormir c’est moins nocif que les somnifères ou que l’alcool, ça vous endort mais ce n’est pas de la littérature. On est en pleine tristesse ! Vous avez déjà écouté ce qu’ils passent à la télé et qu’eux appellent de l’humour ? C’est démentiel ! Grotesque et grossier ! L’art en est au fond du panier de crabes. Au pays des vendeurs de bretelles l’empereur nu est roi !»

-«  Alors il n’y a plus d’artistes ? »

-« Mais si… mais vous connaissez beaucoup de Brassens, vous ? »

-« Non… »

-« C’est sûr qu’il y en a mais c’est pas commercial… d’ailleurs pour comprendre Brassens… faut réfléchir … Faut surtout pas quelque chose qui fasse réfléchir… ça fatigue, ça paye pas… Vous vous appelez comment déjà ? »

-« Germaine Poireau… »

-« Vous vous rendez compte de votre nom… il n’y rien à faire avec un nom pareil… Imaginez un peu qu’à France Inter on annonce et voici Germaine Poireau qui vous chante Le Temps des Cerises… Commencez par vous trouver un pseudonyme qui fait tilt ou bingo … j’sais pas moi … Gerry Maine… c’est très in… ça fait look. Tous les gens bien ont un nom d’artiste. Tiens par exemple pour ne citer qu’un grand patron « Patrick de Carolis » c’est pas joli ça ? Et qui vous dit qu’au départ c’était pas quelque chose du genre Patrizio Decarli ? Ou faites-vous appeler Djie Pie comme PPDA…  Et d’ailleurs relookez-vous en passant : une coiffure court-circuit, des vêtements-brocante, un maquillage tribal, quelque chose qui vous flatte… C’est comme ça que ça marche ma chérie… allez secouez-vous et trouvez-vous un manager qui vous coache convenablement… bonne chance… »

Alors Germaine rentra chez elle, s’assit dans son fauteuil à bascule, prit un grand verre de calvados et se laissa aller à ses pensées et quand elle reprit ses esprits elle décida que elle, elle n’avait pas envie d’être coachée par un manager et que pour survivre elle continuerait à faire des ménages et à sortir le chien de Madame Machin et aller prendre les enfants de Madame Chose à la sortie de l’école et puis qu’entretemps elle continuerait à écrire ses histoires et à peindre ses peintures pour son seul plaisir à elle, un point c’est tout.

Quand Germaine eut atteint la cinquantaine, elle avait épuré son style et avec tout ce qu’elle avait vu, vécu et entendu elle était arrivée à une écriture tout à fait convenable et elle en était consciente. Le jour où elle termina ce qu’elle considérait comme son meilleur roman, elle se dit qu’elle allait s’offrir un jeu. C’est-à-dire qu’un soir elle vit à la télé un acteur célèbre qui  dit à l’intervieweur

-« J’attends toujours le texte, la pièce, le script qui va faire le chef d’œuvre de ma vie… »

-« Ah, bon – pensa Germaine – je vais lui dire que moi j’ai un chef d’œuvre qui lui irait bien. »

Alors elle prit une belle carte postale qui reproduisait un tableau de Jérôme Bosch et elle écrivit :

-« Cher Monsieur j’ai entendu à la télé que vous attendez le chef d’œuvre de votre vie, eh bien je possède un chef d’œuvre qui pourrait bien faire votre affaire. Voici mon adresse : Germaine Poireau, 27 rue des potagers, Clos des pissenlits à Pommereul, numéro de téléphone commeci commeça… »

Elle chercha l’adresse de l’acteur, colla un timbre en léchant bien la colle avec sa langue et jeta sa carte à la poste comme une bouteille à la mer…

Germaine en éprouva une vraie jouissance car elle savait que sa carte postale allait arriver chez une secrétaire qui allait la flanquer au bac à papier, mais si jamais quelqu’un prenait contact avec elle … elle allait lui lire son histoire qui était vraiment charmante, originale, pleine d’humour et de tendresse… un beau texte… et celui-là il allait être heureusement surpris et récompensé.

Les années passèrent et de temps en temps Germaine envoyait une carte postale à un acteur qui lui plaisait et qu’elle voyait bien dans le rôle de son personnage…

Et puis, bien, bien, bien  plus tard,  un jour Alain Delon entra dans la loge de Michel Serrault. Ils échangèrent quelques aménités et puis Delon vit sur la table une jolie carte postale qui représentait un petit chien et dans le coin inférieur droit était écrit « Victor Carpathius Pingebat »

-« C’est joli ça – dit Delon – c’est quoi ? »

-« J’sais pas… regardez » – répondit Serrault.

Alors Alain Delon retourna la carte postale et lut aussi le texte.

-« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »

-« J’sais pas… faites voir… ah… encore une cinglée sans doute… »

-« On ne sait jamais … vous n’avez pas téléphoné ?… » – demanda Delon piqué au jeu.

-« Non… »

-« Essayez mon vieux… avec les navets qui courent la rue… on ne sait jamais… c’est peut-être la perle rare. »

-« Essayez donc si ça vous chante : mon téléphone est là… »

Alors Delon fit le numéro et contrairement à son attente il entendit une chaude voix de femme qui répondit :

-« Allô ? »

-« Madame… Poireau ? »

-« Oui… »

-« Bonsoir Madame Poireau, Alain Delon au téléphone… »

-« Ah ben, ça tombe bien ! – s’exclama Germaine qui était habituée aux blagues bêtes – ici c’est Romy Schneider ! »

Silence … et puis elle entendit une voix navrée qui répondit…

-«  Je vous assure Madame … je suis Alain Delon … ce que vous venez de répondre … c’est très dur… »  Et là Germaine eut une hésitation…

-«  Et bien si vous êtes Alain Delon… je regrette Monsieur… je vous prie de m’excuser… »

 -«  Venons-en au fait… j’ai ici devant moi une carte postale signée par vous… qui propose un texte… »

-«  Ah oui ! – dit Germaine enjouée –  mes cartes postales à la mer… il y en a donc une qui est arrivée quelque part… »

-«  Oui… mais le texte… »

-«  Ah ça… le texte, oui il était bien, il aurait fait une belle pièce, même un beau film… »

-«  Vous l’avez toujours… »

-« Ah, non monsieur Delon… tout ce que j’ai écrit et tout ce que j’ai peint, j’ai tout brûlé dans mon feu ouvert puisque cela n’intéressait personne et qu’une fois réalisé cela ne m’intéressait plus non plus… »

-«  Vous avez une copie… »

-« Mais non monsieur, cela n’intéresse personne à quoi bon s’encombrer de vieilleries qui ne m’intéressent plus moi-même… »

-« Mais vous n’écrivez plus ? »

-« Ah ça non Monsieur Delon… car vous comprenez… écrire ou peindre, c’est aussi faire plaisir aux autres… donner de soi… faire sourire, consoler… et bien quand pendant des années on est refusé on se dit à quoi bon ? si personne n’a besoin de moi… »

-«  Mais alors que faites-vous pour survivre… »

-« Je me fais plaisir à moi-même Cher Monsieur : je fais de la musique… »

Copyright 2005, Anne Lauwaert

2 comments

  • Sympathique, bien écrit… insupportable, cette belle histoire perdue à jamais!!!
    Secouez-vous, les éditeurs, sachez qu’il y a encore des gens qui aiment lire ce qui est beau, ce qui est instructif, intéressant….en un mot: de la littérature! Ne noyez pas les lecteurs sous des livres aussi nuls qu’un programme télé, ne les prenez pas tous pour des imbéciles… ne les rendez pas imbéciles.

  • Merci pour ce commentaire, Mia. Je suis sûr que beaucoup d’auteurs se reconnaîtront dans ce texte. Mais reconnaissons que les éditeurs n’ont pas non plus la tâche facile. Ils prennent des risques, peuvent se tromper et passer à côté de chefs d’œuvre. Alors bien souvent, ceux qui ne sont pas aveugles ou malhonnêtes jouent la prudence.

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